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avons laissé le maréchal à El-Kantara,
au moment où il venait de faire rentrer les soldats
si malheureusement engagés. Ayant appelé le
colonel de Tournemine, il lui demanda où en étaient
les munitions : « Il en reste juste assez pour assurer
la retraite », répondit cet officier.
« Fort-bien ! nous partirons demain
», dit Clauzel, avec ce sang-froid que rien ne pouvait
troubler chez lui. Sa résolution fut ainsi arrêtée,
sans demander d'autres explications, ni prendre le moindre
renseignement sur la situation de la ville. Aussitôt,
des ordres furent expédiés dans toutes les directions,
prescrivant d'employer le reste de la nuit à préparer
le départ, de façon que l'armée se mit
en route aux premières lueurs du jour.
Tandis que les Français prenaient,
avec une activité surprenante, leurs dispositions pour
la retraite, que faisaient, que pensaient les assiégés
? On pourrait croire, qu'enthousiasmés par leur double
succès, ils étaient tout à la joie d'avoir
repoussé ces assauts audacieux, et se préparaient
à soutenir énergiquement de nouvelles luttes...
C'était tout le contraire : une véritable stupeur
pesait sur la ville et chacun sentait que l'effort de la nuit
ne pourrait se renouveler et que la résistance était
épuisée.
Réunis chez le Cheikh El Islam, Si
M'hammed El Feggoun, les notables, les fonctionnaires, délibéraient
sur le parti à prendre. Ils finirent par décider
que, si le chef de l'armée garantissait, comme il l'avait
offert, la sécurité des personnes et des biens,
les portes lui seraient ouvertes le lendemain matin, à
huit heures. Une déclaration, rédigée
dans ces termes, fut signée par le Cheikh El Islam,
par Mohammed ben El Bedjaoui, caïd ed Dar, par El Hadj
El Mekki ben Zagouta et plusieurs autres, parmi lesquels un
certain Merabot El Arbi, qui devait le payer cher. La pièce
fut écrite par un habile calligraphe, le kateb Si Mohammed
ben El Antri. Certaines, traditions affirment que Ben Aïssa
sanctionna par sa présence cette délibération
; en tout cas, il n'y mit pas sa signature.
Quelle fatalité était donc
attachée à cette expédition, entreprise
peut-être avec une trop grande confiance, contrariée
par des intempéries extraordinaires, même pour
la saison, et que, cependant, le courage et la constance de
nos soldats allaient faire réussir ? Dans quelques
heures, on aurait pu entrer, musique en tête, dans la
vieille cité des Jugurtha et des Sifax, mettre fin
à une odieuse tyrannie et éviter les épreuves
d'un second et terrible siège... Cela eût été
trop beau, trop simple surtout, et l'on allait tourner le
dos à la fortune.
Il fallait aussi donner raison au fatalisme musulman qui confère
le triste privilège de ne s'étonner de rien
:
« Dieu est grand ! Nous étions
prêts à nous rendre à ces Français
et les voilà qui fuient devant nous ! C'était
donc écrit. Que Dieu les maudisse ! »
Depuis le maréchal, jusqu'au dernier
soldat, tout le monde était victime des préjugés,
car personne ne comprenait le caractère de ses adversaires.
Habitué aux grandes guerres, Clauzel jugeait situation
selon des règles s'appliquant à d'autres temps
et à d'autres lieux ; du moment que les ressources
en vivres et en munitions suffisaient tout juste à
assurer la retraite, il ne restait qu'à l'ordonner.
Ce principe admis, il fallait partir le plus rapidement possible,
sans regret et sans honte.
En se plaçant à ce point de
vue, le Maréchal est à abri de tout reproche
; mais ce qu'il aurait dû savoir, car un chef d'armée
ne devrait rien ignorer, c'est que nos indigènes musulmans
épuisent vite leur ardeur et qu'ils ne sont jamais
plus près de se rendre que quand ils paraissent le
plus acharnés à la résistance, parce
que leurs actes ne sont pas conduits par la logique de l'homme
de principe, puisant sa force dans le sentiment du devoir
et de la responsabilité personnelle, mais par un entraînement
tombant aussitôt qu'ils peuvent croire que Dieu en a
décidé autrement, de sorte que, lutter contre
sa volonté serait non-seulement une folie, mais un
sacrilège.
Et voilà pourquoi, tandis que les
assiégés étaient résolus à
se rendre à la première heure, le Maréchal
disposait tout pour que la retraite commençât
au point du jour. Voilà pourquoi il allait partir sans
regarder derrière lui, après avoir passé
trois nuits devant Constantine, sans tenter la moindre démarche
directe ou indirecte, pour se rendre compte des intentions
de ces assiégés qu'il comptait voir arriver
en suppliants au devant de lui, trois jours auparavant. C'était
une autre forme de fatalisme. En prenant au pied de la lettre
les déclarations de ceux qui poussaient à l'expédition,
il avait eu tort ; en n'en tenant plus aucun compte, il se
trompait également car il y avait beaucoup de vrai
dans ce qu'on lui avait dit. Tout cela était relatif,
comme la plupart des choses de ce monde, et Clauzel jugeait
au point de vue absolu.
Les préparatifs de retraite furent,
nous le répétons, menés sur tous les
points avec une activité merveilleuse. Durant le reste
de la nuit, on hissa, non sans peine, les pièces de
la batterie d'El-Kantara, sur le plateau. Au Koudiat l'ardeur
n'était pas moindre, et, le 24, au matin, dés
que l'aube commença à paraître, les deux
brigades du Mansoura se mirent en mouvement ; tandis que,
sur le mamelon de l'Ouest, les deux autres s'ébranlaient.
Aussitôt qu'il fit assez jour pour
s'en rendre compte, les vigies placées sur les remparts
crurent d'abord être victimes d'une illusion. Puis la
nouvelle se répandit dans la ville et chacun répéta
: "Les Chrétiens prennent la fuite !" En
quelques minutes les idées changent de direction et,
de tous les points, des rumeurs, des cris s'élèvent
vers le ciel. Les uns adressent à Dieu des actions
de grâce, les autres se répandent en imprécations
et en menaces. Puis une foule en délire se précipite
vers les portes de l'Ouest et sort en tumulte dans la direction
du Koudiat.
Les
deux premières brigades ont déjà descendu
les pentes et en partie effectué le passage du Remel.
Un bataillon du 2e Léger, commandé par Changarnier,
formant l'arrière-garde, vient de se mettre en marche.
Tout à coup, des cris de détresse se font entendre
en arrière : c'est un avant-poste d'une quarantaine
de Zéphyrs qu'on a oublié de prévenir
et qui, s'apercevant de la retraite, a voulu rejoindre et
est tombé au milieu des forcenés de la sortie.
Immédiatement, Changarnier commande demi-tour et le
brave 2e Léger se précipite à la baïonnette
sur les bédoins, les refoule et a la satisfaction d'arracher
les deux tiers des camarades une mort horrible.
Cela
fait, l'arrière-garde reprend sa marche et traverse
le Remel sous la protection du lieutenant-colonel Duvivier
qui- a déployé ses hommes sur la rive droite.
La tête de colonne des deux premières brigades
avait pu gagner du terrain et était sur le point d'atteindre
le plateau, avant que les cavaliers arabes, établis
sur les pentes, au-delà des Arcades romaines, se fussent
rendu un compte exact de la situation, Mais ils furent bientôt
en selle et se lancèrent travers la pépinière
pour couper la colonne. Retardé par l'affaire des Zéphyrs,
le bataillon d'arrière-garde les trouva en face de
lui et se vit entouré 'une nuée de cavaliers
poussant des cris horribles.
Sans
s'émouvoir de leurs menaces, mais voyant les Arabes
devenir trop nombreux et trop hardis, Changarnier fait former
le carré, sans doute sur les premiers mamelons, occupés
maintenant par une briqueterie, en face du pont du Bardo.
"Allons mes amis, - dit-il à ses soldats, - voyons
ces gens-là en face : ils sont six mille ; vous êtes
trois cents; vous voyez bien que la partie est égale
!" Ces paroles que l'histoire a conservées, ou
peut-être d'autres, mais surtout le sang-froid de leur
chef réunissent le cœur de tous ces hommes en
l'élevant au plus haut sentiment du devoir et de l'honneur
; les Arabes s'arrêtent un instant devant un telle fermeté.
Mais ils reprennent courage et se jettent à grands
cris contre le carré ; les armes étaient prêtes,
cependant personne ne tirait, jusqu'à ce que la voix
vibrante du chef commandât tranquillement : "Feu
de deux rangs. - Commencez le feu !" Alors, la fusillade
illuminait les faces du carré, régulière
et assurée comme à la manœuvre, couchant
dans la poussière les premiers assaillants dont les
plus hardis étaient achevés à la baïonnette
et éloignant les autres.
Puis,
le bataillon du 2e Léger gagnait du terrain et formait
de nouveau le carré lorsqu'il était trop pressé.
Ce fut ainsi qu'il contint l'effort de cavalerie d'El Hadj
Ahmed et permit à l'armée de prendre les devants.
Il atteignit enfin le plateau sa trop de pertes. Cette retraite
couvrit de gloire le 2e Léger et fit, à bon
droit, la fortune militaire de son commandant.
Pendant que les abords de la pépinière
actuellement le théâtre de cette lutte héroïque,
d'autres scènes se passaient au Mansoura. La tête
de colonne des dernières brigades était déjà
loin et les deux bataillons formant l'arrière-garde
allaient quitter le camp, lorsque des cavaliers indigènes,
des maraudeurs sortis de la ville, arrivèrent de tous
côtés, essayant de les inquiéter et de
leur couper le chemin.
Ces troupes se mettaient en route lorsqu'elles
entendirent, en arrière, des cris déchirants.
Ils partaient de la lisière du plateau du Mansoura
et étaient poussés par des malheureux blessés
et malades français qu'on avait placés dans
les grottes pour les abriter de la pluie ; plusieurs prolonges
remplies de ces gens et deux canons avaient attiré
attention des rôdeurs, qui les attaquaient au couteau.
Comment ces tristes victimes avaient-elles été
ainsi abandonnées ? Certains prétendent qu'on
les oublia; mais il est plus probable qu'après les
avoir placées dans les prolonges, on manqua d'attelages
pour les emmener, ainsi que les canons, et que dans la précipitation
de la retraite, les hommes chargés de ce soin y renoncèrent,
sans que leurs chefs s'en inquiétassent. Le désespoir
de ces malheureux était navrant et l'arrière-garde
fit ce qu'elle put pour les délivrer ; du reste elle
n'avait pas de chevaux pour les atteler aux voitures et ne
pouvait se laisser couper de la colonne. Les blessés
furent donc égorgés sans pitié.
Cet épisode fut un des plus tristes
de la campagne et l'on n'a jamais su exactement sur qui devait
en retomber la responsabilité. En tout état
de cause il fut la conséquence de la hâte avec
laquelle l'armée décampa, et le Maréchal
aurait pu dire, pour sa défense, que de telles opérations
ne se réalisent pas sans victimes et que cette hâte,
par la surprise qu'elle causa à l'ennemi, assura le
salut l'armée. Les deux bataillons d'arrière-garde
durent s'ouvrir un passage pour rejoindre la colonne, et furent
inquiétés jusque vers l'oued Bi-el-Brarit. Il
fallut faire plusieurs retours offensifs ; un bataillon du
53e, formant la queue du corps principal, exécuta une
brillante charge à la baïonnette qui nettoya plateau.
La marche continua ensuite, sans action sérieuse et,
dans la soirée du 24, l'armée campa auprès
de la Soumâa, où elle s'était arrêtée,
quatre jours auparavant, pleine de confiance et d'espoir.
Le lendemain, 25, les premières lueurs du jour permirent
de constater qu'on était entouré de nuées
d'indigènes, criant, vociférant, mais se tenant
distance. La colonne prit tranquillement son ordre de route
et continua sa marche, harcelée pendant toute la journée
par des ennemis que les flanqueurs tinrent à distance.
Les 26 et 27, il fallut livrer plusieurs
combats à l'avant-garde et à l'arrière-garde,
car les indigènes, de plus en plus nombreux, étaient
devenus plus hardis. De sévères leçons
leur furent infligées sur tous les points et les Arabes
n'obtinrent d`autre satisfaction que d'enlever quelques traînards
et de mutiler les cadavres arrachés des tombes creusées
à la hâte. Le 28, l'armée atteignit Guelma
et rentra sans encombre à Bône, le Ier décembre.
Cette retraite, fort bien conduite, s'effectua
dans les meilleures conditions. Abstraction faite de quelques
défaillances, telles que celle du général
de Rigny, causée par une véritable hallucination,
officiers et soldats s'y montrèrent dignes de leur
renommée. Signalons aussi la noble conduite du vieux
général de Caraman, qui avait suivi la campagne
en volontaire : on le vit, pendant la plus grande partie de
la route, conduisant par la bride son cheval, sur lequel il
avait placé des blessés, et donnant à
tous l'exemple du courage calme et -de l'entrain.
Cette malheureuse campagne avait coûté à
la France 443 hommes de troupe tués, morts de maladie
ou disparus ; 11 officiers y trouvèrent la mort ou
succombèrent à leurs blessures. Il faut y ajouter
le colonel Lemercier, déjà malade au départ
et qui mourut peu de jours après, épuisé
par les fatigues de ce siège fatal, où il s'était
prodigué. La colonne ramena, en outre, 304 blessés,
dont bon nombre moururent dans les hôpitaux.
Pendant que les Français achevaient
leur triste voyage, Constantine se livrait à la joie
; on se félicitait, on s'embrassait et même,
ceux qui étaient restés prudemment à
l'écart, prenaient des airs de héros. Mais cet
enthousiasme fut bientôt tempéré par une
inquiétude générale, pesant sur tous,
ainsi qu'une nuée qui recèle la foudre. Le Pacha
allait revenir : que dirait-il ? Que ferait-il ? Quelle serait
son attitude, lorsqu'il apprendrait que sa capitale avait
failli être livrée au chrétien ?
El Hadj Ahmed ne tarda pas, en effet, à
rentrer à Constantine et chacun fut effrayé
de la sévérité de son expression. Il
était exaspéré de la délibération
prise chez le cheikh El Islam ; mais, remettant à plus
tard sa vengeance contre les principaux signataires, il se
borna pour le moment, à faire saisir ce comparse nommé
Merabot El Arbi qui avait eu la fâcheuse idée
d'apposer, avec les notables, son nom au bas de la pièce.
On le promena dans les carrefours et le crieur public annonça
à tous que ce renégat avait voulu vendre la
terre de l'Islam à l'infidèle, et qu'il allait
être puni du supplice des traîtres. Après
avoir supporté mille avanies, le malheureux fut pendu
ignominieusement.
Cette rigueur était un avertissement
et une menace contre des personnages plus importants. La ville
demeura plongée dans la terreur et le vieux cheikh
El Islam, Si M'hammed, sortant de sa réserve habituelle,
vint courageusement affronter le tyran et l'exhorter à
la modération. En dépit de la violence de son
caractère, El Hadj Ahmed se résigna à
l'écouter et parut tenir compte de ses avis. Il chercha
alors à assouvir sa colère sur les -chefs, des
Henanecha et autres personnages de l'intérieur, mais
sans grand succès.