E
ciel paru enfin se disposer à récompenser notre
persévérance ; ses cataractes se fermèrent,
la neige disparut des sommets des montagnes, le soleil reprit
sa force, la masse des eaux se retira de la plaine envahie
: on aperçut des mouvements aux environs de la ville
; le Montebello amena un régiment que l’on attendait
d’Oran, et réussit à le débarquer
sur la jetée de Bône (Ce magnifique vaisseau
de cent-vingt canons, commandé par M. de la Susse,
reçut le 11 la visite du prince. C’était
un beau spectacle que de le voir tout pavoisé et saluant
de toutes ses batteries.); le bruit se répandit que
l’on allait partir, et la joie devint générale.
Dès le 7 novembre une première avant-garde fut
envoyée au camp de Dréan, sur la route de Constantine
; quelque retour de mauvais temps prolongea encore l’hésitation
; mais enfin, la dernière résolution fut prise,
et le 13 novembre, au matin, le corps d’expédition
se mit en marche. Il y eut un peu de confusion dans ce départ.
Nous suivîmes le quartier général, sans
trop savoir où nous irions, comment nous subsisterions,
et où nous reposerions ; mais, enfin, nous étions
partis, l’ordre se rétablit peu à peu.
Je retrouvai avec bonheur le soldat français tel que
je l’avais connu ans ma jeunesse. J’avais un assez
bon cheval, un domestique sûr et fidèle, une
bonne santé, peu de besoin, et l’habitude acquise
de me plier à toutes les nécessités ;
j’étais animé du plus vif intérêt
pour ce que nous allions voir et entreprendre, et ce fut assurément
un bon moment de ma vie (C’est à cette occasion
que le duc de Caraman écrivait : il me semble que mon
sang se réchauffe à l’aspect des baïonnettes
françaises).
Notre petite armée se composait de
très bons bataillons du 62e de ligne, deux du 63e,
deux du 59e, deux du 17e, et deux du 2e léger, une
division de zouaves, cinq cents hommes d’artillerie,
autant du génie, quatre cents du 3e régiment
de chasseurs à cheval d’Afrique, qui se sont
qualifiés du nom de Zéphirs, quatre cents spahis,
un millier d’auxiliaires arabes, une ambulance et un
service de vivres ; en tout environ 5700 hommes d’infanterie,
800 de cavalerie, une batterie de douze, et quelques obusiers
et pièces de montagne.
La première journée donna
les plus belles espérances : le camp fut établi
au-delà de Dréan, sur les bords d’un ruisseau.
Le maréchal nous fit donner une tente, et nous établîmes
près du quartier-général, dont dès
le moment, nous fîmes toujours partie. Le coup d’œil
de l’ensemble de la marche présentait le spectacle
le plus intéressant pour nous ; mais la faim commençait
à nous presser, et livrés à nos seules
ressources, n’ayant aucun équipage de cuisine,
nous ne étions réduits à consommer froid
nos modestes provisions, lorsque le maréchal nous fit
offrir de nous associer à la distribution d’une
vaste gamelle qui devait se partager une fois par jour, entre
ses aides de camp, les autres officiers d’état-major,
et même les gens de sa maison. Nous eussions pu nous
attendre peut-être à quelque chose de mieux ;
mais le maréchal prenait ses repas seul avec son fils
; nous n’entendîmes point parler du Prince, et
dans l’état de dénuement où nous
nous trouvions, tout devait être accepté avec
reconnaissance. Nous n’avions pour boisson qu’un
peu de mauvais vin dans une eau plus mauvaise encore ; et
cependant une heureuse disposition d’esprit nous faisait
prendre gaiement notre part sur ces premières tribulations
qui nous auraient paru les délices de Capoue, si nous
avions pu prévoir ce qui nous attendait par la suite.
La nuit ayant, enfin, marqué pour
tout le camp l’instant du repos, chacun fut chercher
l’abri qu’il s’était préparé
avec plus ou moins de bonheur ou d’intelligence, et
nous prîmes ainsi possession de notre tente, que nous
avions partagé avec le duc de Mortemart, son gendre
et moi ; nos manteaux y comportaient nos lits ; nos selles
nous servaient de traversin, et nos vêtements réunis
étaient employés à nous protéger
contre l’extrême fraîcheur des nuits. Nos
gens et nos chevaux campaient près de nous, ainsi que
deux chasseurs que le maréchal nous avait permis de
détacher de leur corps pour notre service. Les chevaux,
dont les rations de fourrage étaient distribuées
devant eux, et à terre, restaient attachés par
un pied à une longue corde fixée aux deux extrémités
par deux piquets, et se trouvaient retenus de plus par une
courroie passée dans un anneau. Ce simple appareil
était reconnu suffisant, car les chevaux arabes, qui
vivent en société avec leur maître, sont
ordinairement très doux, se battent rarement entre
eux et cherchent plus rarement à s’échapper
; un de nos domestiques veillait d’ailleurs sur eux,
et était chargé d’entretenir le feu du
bivouac, tandis que les autres se reposaient sous un toit
de feuillage.
Les fatigues de la journée, par une
chaleur étouffante, nous avaient merveilleusement disposés
au sommeil, et cette première nuit commença
pour tous, en se livrant avec confiance aux rêves d’avenir
et de succès que l’on croyait pouvoir entretenir
; mais qui devaient être si tristement déçus
!
Dès la fin du jour, le ciel s’était
chargé de nuages épais et assez menaçants
; cependant nous avions cru pouvoir ne pas nous en préoccuper,
et nous étions plongés dans toute la profondeur
d’un premier sommeil, que favorisait encore le murmure
d’un petit ruisseau près duquel notre tente était
placée, lorsque nous fûmes réveillés
par un violent coup de tonnerre. Bientôt, à travers
la toile grossière de notre tente, de nombreux éclairs
vinrent frapper nos yeux et répandre une triste clarté
sur tout ce qui nous entourait : la pluie commença
à tomber par torrents, le petit ruisseau, grossi en
quelques instants, ne tarda pas à rouler avec fracas
des fragments de rochers qui s’entrechoquaient au milieu
de ses flots ; notre tente fut envahie par les eaux qui arrivaient
de toutes parts et suivaient la pente des montagnes sur laquelle
le camp se trouvait assis : elles s’étaient frayé
un passage au milieu de nos effets, et venaient même
soulever les couvertures qui nous servaient de lit : force
nous fut donc de quitter en toute hâte notre humble
abri, qui ne pouvait plus nous défendre, et de nous
associer à la confusion générale qui
résultait de cet incident si fâcheux et de se
mettre en marche ; mais déjà la violence de
la tempête avait mis obstacle à la communication.
Plusieurs hommes et quelques chevaux périrent en cherchant
à traverser le ruisseau, converti en torrent impétueux.
Jamais réveil plus triste n’était venu
affliger une armée. Ce spectacle de la douloureuse
mémoire est resté profondément gravé
dans mon souvenir ; et cependant, il ne devait offrir que
le prélude des désastres qui nus attendaient.
(14 novembre 1836). – Au point du
jour, l’ordre se rétablit, et le corps expéditionnaire
reprit son mouvement ; mais ce n’était plus ce
tableau si riant de la veille, ce n’étaient plus
ces troupes brillantes et animées d’une gaieté
confiante dont nous étions heureux de partager les
espérances ou du moins les illusions. Trempés
de pluie, et transis de froid, nos soldats portaient avec
effort leurs armes ternies ; des buffleteries, couvertes de
boue, dépassaient encore des uniformes en désordre
; on marchait avec peine sur un terrain spongieux et profondément
détrempé par la pluie ; le froid et l’humidité
avaient déjà altéré les constitutions
les plus robustes ; bientôt la fièvre vint atteindre
quelques hommes qu’on voyait la tête enveloppée
d’un mouchoir, se diriger lentement vers l’ambulance
; les chevaux mêmes paraissaient abattus par la suite
de la mauvaise nuit qu’ils venaient de passer, enfin,
l’aspect général de notre expédition
se présentait sous des couleurs peu encourageantes.
Cependant le soleil reparut, et tout sembla
se ranimer sous l’influence de ses rayons. Les membres
engourdis commencèrent à reprendre leur libre
action ; l’ordre s’était insensiblement
rétabli, les figures devenaient moins sombres ; mais
cette première épreuve avait fait pressentir
toutes celles auxquelles il fallait s’attendre, car
le manque de moyens suffisant de transport allait encore s’accroître,
et rien ne pouvait y suppléer. On aurait pu tirer parti
de la bonne volonté, du zèle même de ceux
des habitants du pays qui s’étaient associés
à notre fortune ; mais je voyais avec peine que, par
une inconséquence qui nous est trop habituelle, loin
de les attirer et de les encourager par de bons traitements,
on ne leur témoignait, ni estime, ni confiance ; et
la parade, un peu grotesque à la vérité,
du prétendu bey Joussouf devenait l’objet des
plus maladroites moqueries (Une lettre du 6 disait, en parlant
de Joussouf : « il se montre plein d’espérance
; il est venu chez moi hier et y est resté longtemps
à causer avec beaucoup d’esprit et de vivacité,
nous expliquant sa position, les causes qui lui ont nui, celles
qui peuvent les servir, les fautes de notre administration,
qu’il voudrait voir éviter, et les principes
qu’il désirerait qu’on adoptât pour
assurer la domination de la France. Il nous a montré
un grand dévouement, d’accord d’ailleurs,
disait-il lui-même, avec son intérêt, puisqu’il
ne serait rien sans notre appui. Il ne croit pas à
une résistance sérieuse avant Guelma (moitié
chemin de Constantine). Joussouf devait être reconnu
bey avec toute l’autorité attachée à
ce titre, il paraît essentiel qu’on lui rende
beaucoup dès à présent. C’est le
seul moyen d’inspirer aux arabes la considération
qui lui est nécessaire»). Il ne pouvait pas entrer
dans nos têtes françaises que les arabes fussent
des hommes comme nous ; on voulait bien s’en servir
comme bêtes de somme, mais sans leur accorder la moindre
intelligence. Ces préventions injustes et funestes
partaient malheureusement d’assez haut, et elles m’ont
peut-être l’un des plus puissants obstacles aux
progrès de notre domination en Afrique. Lorsque avec
mon ancienne habitude de l’orient, j’étudiais
les physionomies expressives des arabes et leurs dédaigneux
silence au milieu des outrages qui leur étaient prodiguées,
je me sentais péniblement affecté, et de ce
que l’on faisait, et ce que l’on ne faisait pas
;car je comprenais toute l’utilité que nous eussions
pu retirer du bon emploi de ces hommes, neufs pour nous, mais
vieux dans le désert.
Nous arrivâmes, après une marche
assez fatigante devant Guelma, dont la Seybouse nous séparait.
Ce point avait été occupé et fortifié
d’avance, et notre camp fut établi à peu
de distance de nombreux débris de cette ville romaine.
Quelques uns d’entre nous, et j’étais du
nombre, tentèrent avec peine, et non sans danger, de
traverser sans pont ni bateau la rivière gonflée
par l’orage de la nuit, pour aller visiter les restes
curieux d’une grandeur évanouie. Ce ne fut pas
sans une sorte d’émotion que je vis, au milieu
du désert, et au milieu de l’Atlas, en présence
de ces témoins importants d’une époque
où la fortune des armes avait soumis la puissance romaine
tant de nations indépendantes. Je me disais que nous
venions à notre tour envahir ces régions lointaines,
et leur imposer le joug du vainqueur ; qu’à notre
tour nous devenions maîtres de la destinée de
ces peuples ; que nous voyions de même des regards consternés
demander à la résignation le seul adoucissement
possible au plus grand des malheurs ; que dans la suite des
temps, d’autres pourraient venir aussi étudier
les vestiges de notre passage, et quelques pierres mutilées
seraient peut-être, seules à en porter témoignage.
Nos recherches nous firent reconnaître
de nombreuses inscriptions voisines sans grand intérêt,
des débris de colonnes, des fragments de sépultures,
le tracé complet d’un théâtre, des
bains, un cirque taillé dans le roc, enfin, une vaste
étendue de terrain couvert d’une quantité
immense de plus belles pierres, retraçant les vicissitudes
du sort dont nous allions perpétuer la tradition par
notre conquête.
Ces restes de constructions romaines ont
déjà subi plusieurs transformations : convertis
par les Sarrasins, et suivant les principes de l’art
de la guerre au 12e et 13e siècles, en enceintes et
en tours, formant comme des citadelles opposées aux
incursions des arabes, nous les vîmes employés
par le génie français à élever
de nouveaux remparts. Je passai toute la journée à
parcourir ces ruines avec deux officiers qui partageaient
mon ardeur à fouiller ce vaste cimetière de
la domination romaine dans ces contrées. Je devais,
peu de jours après, retrouver l’un d’eux,
le commandant Richepanse, blessé à mort sous
les murs de Constantine, l’autre le colonel Leblanc,
le fut également l’année suivante ; mais
alors, dans notre exploration de ces tombeaux des siècles,
nous étions loin de croire que le leur dût aussitôt
s’ouvrir (Hélas ! Le duc de Caraman était
assurément loin aussi de soupçonner qu’un
malheur personnel et si cruel pour lui devrait bientôt
se rattacher à ces impressions).
Nous déposâmes à Guelma,
les malades, déjà trop nombreux, qui eussent
gêné notre marche. On les y fit passer aussitôt
que la baisse des eaux de la Seybouse l’eut rendu possible
; on échangea nos provisions avariées contre
celles d’un convoi venant de Bône avait apportées,
et le mouvement continua.
Jusque-là les difficultés
que nous avions rencontrées avaient pu être attribuées
aux intempéries de la saison et à des précautions
mal prises ; d’autres allaient se présenter,
indépendantes de toute volonté, que nous ne
pouvions que prévoir, et qui auraient pu entraîner
pour nous, ou plutôt contre nous, les plus graves conséquences,
si les arabes, mieux instruits, avaient su apprécier
nos véritables forces, et profiter des avantages que
les embarras de notre position leur donnaient.
Notre petite armée s’avançait
hardiment au milieu d’un pays inconnu ; elle allait
s’y trouver privée de toute communication, n’ayant
pour ressources que celles qu’elle apportait et qui
diminuaient chaque jour sans qu’il fût possible
de les renouveler. Elle n’avait rien à espérer
du pays même ; on ne pouvait plus, faute d’escorte
possible, compter sur les approvisionnements laissés
en arrière. Trop faible pour se fractionner, elle ne
pouvait, ni s’étendre, ni s’éclairer
; mais devait au contraire, se tenir constamment réunie
sans oser hasarder le moindre détachement pour une
reconnaissance. Il est certain que si, dans cette situation
les arabes nous eussent harcelé dans notre marche,
ou se fussent même bornés à nous inquiéter
en se montrant en masse considérable sur les hauteurs
environnantes, la prudence et la raison nous eussent obligé
à renoncer à notre entreprise et nous eussent
fait reprendre la route de Bône, trop heureux d’y
revenir sans avoir éprouvé d’échec
trop grave. Une seconde journée de pluie ou d’orage
devait avoir le même résultat, car, après
ce que nous venions d’être témoins dès
le premier jour de marche, il devenait évident que
pour ceux même qui étaient les moins susceptibles
d’impressions fâcheuses que, dans un terrain aussi
détrempé, où l’on s’enfonçait
à mi-jambe, la retraite eût été
presque impossible, ou qu’on ne serait parvenu à
sauver les hommes qu’en sacrifiant tout le matériel.
Il pouvait donc survenir tel incident qui n’eût
pas plus permis de reculer que d’avancer. Tout dépendait
du temps et de l’ignorance des arabes. Heureusement
la fortune se déclara pour nous ; le temps se remit
au beau, l’ennemi ne parut pas, et nous pûmes
poursuivre notre aventureuse entreprise.
La direction que nous suivions vers l’Atlas
avait été reconnue à la dérobée
et à la hâte, en partant de Guelma. On ne savait
pas encore si l’on devait passer à droite ou
à gauche de la Seybouse. Le hasard nous conduisit au
confluent d’un cours d’eau assez fort avec cette
rivière, et nous nous vîmes arrêtés
par un ravin très profond, qu’il fallait traverser,
et dont les bords étaient à pic. L’artillerie
et le génie réunirent leurs efforts pour nous
ouvrir un passage. Nous n’avions ni ponts de campagne,
ni chevalets, ni aucun des moyens nécessaires pour
surmonter les difficultés que présentait un
terrain si accidenté. Le courage des hommes, et la
vigueur des bras suppléaient à ce qui nous manquait.
Notre colonne d’équipages eut beaucoup de peine
à passer, mais y réussit enfin ; nous nous trouvâmes
de l’autre côté, et quelques heures de
repos nous firent oublier les fatigues que l’on avait
éprouvées. Les premiers coups de fusil nous
furent tirés des épais buissons que nous avions
à traverser, et nous signalèrent le présence
des arabes ; mais nous ne vîmes aucun corps réuni
sur les hauteurs, et ce fut un grand bonheur pour nous ; car
arrêtés comme nous l’avions été
par le passage très difficile que nous avions à
franchir, qui pouvait se combiner autour de nous, toute démonstration
hostile un peu énergique de la part des arabes nous
eût été fatale ; il leur fallait en effet
peu de temps pour épuiser nos ressources, en nous forçant
à consommer sur place le peu de munitions que nous
portions avec nous ; et comment soigner ou évacuer
les malades ou les blessés, dont chaque jour aurait
accru le nombre ? Le bonheur, qui souvent s’attache
même aux imprudences, nous préservera de tous
ces dangers : aucun accident fâcheux ne vint troubler
cette journée, et dès le lendemain nous pûmes
continuer notre marche vers le col de Merz el Hamar que nous
devions franchir, pour prendre le versant de l’Atlas
opposé à celui que nous avions suivi jusqu’alors,
et qui devait nous conduire à Constantine !
Les coups de fusil que nous avions essuyés
sur notre route, bien qu’ils fussent en petit nombre,
nous obligèrent à adopter quelques précautions
militaires. L’ordre de notre marche fut plus resserré
; la colonne des équipages avançait sur un sentier
que lui ouvraient les ouvriers du génie, et deux autres
colonnes couvraient ses flancs. Le bey Joussouf, avec sa cavalerie
irrégulière et l’attirail presque comique
de sa dignité, marchait à l’avant-garde
et éclairait le pays ; mais il n’en rapportait
point de vivres, et sa petite troupe ne s’y renforçait
point comme il l’avait espéré. On trouvait
les douaires évacués ou brûlés,
et il était rare que l’appât même
du gain nous procurât un peu de paille hachée
ou d’orge pour nos chevaux qu’on avait peine à
nourrir.
En avançant dans l’Atlas, les inquiétudes
augmentaient ; on commençait à jeter un regard
sur la distance qui nous séparait de toute espèce
de secours. Je n’étais pas exempt de quelques
tristes réflexions, et je trouvais en moi-même
peu d’arguments pour les combattre ; mais dans les moments
des plus vives appréhensions, on nous parlait de Constantine,
et tout était oublié.
Nous étions guidés depuis
Guelma par les débris des corps de garde dont les romains
avaient jalonné la route de Bône à Constantine.
Ces constructions attestaient également la prudence
et la puissance de ce peuple conquérant. Elles sont
renversées jusqu’au niveau du sol ; mais les
fondations subsistent, et leur caractère ainsi que
la nature des matériaux employés demeurent des
preuves de l’importance qu’ils attachaient, comme
moyen d’assurer la soumission de ces provinces.
Après trois jours de marche et de
pénibles travaux, nous atteignîmes enfin le col
de Merz el Hamar sur le haut duquel nous trouvâmes la
trace d’un camp assez considérable qu’avaient
occupé les forces d’Achmet, bey de Constantine,
avant de se replier sur cette ville. Nous suivîmes dès
lors la route qu’il avait prise, mais sans qu’il
nous eût laissé la moindre chose à recueillir.
Des masses de fumier infect marquaient les points de leurs
haltes. Bientôt le manque de bois vint se joindre à
toutes les privations que nous avions à supporter.
Nous ne l’avions pas prévu, et il ne nous en
fut que plus sensible.
A mesure que nous approchions du col, nous
avions remarqué que les bois et les broussailles devenaient
plus chétifs et plus rares ; mais ils disparurent ensuite
entièrement. Nous en prenions notre parti dans les
premiers instants, pensant que notre marche deviendrait plus
facile dans un pays ainsi découvert, et nous nous flattions
de trouver plus bas, dans les vallons, ce bois si nécessaire
dont les croupes de montagnes étaient dépouillées
; mais nos recherches furent vaines, aucune apparence de végétation
ne vint consoler nos yeux. La terre avait été
cultivée ; mais on ne voyait pas un buisson, et nous
en fûmes enfin réduits à recueillir quelques
grosses têtes de chardon pour faire cuire nos aliments,
triste et faible ressource qui nous manqua même en approchant
de Constantine.
Le temps se maintint heureusement au beau
; nous n’étions plus arrêtés que
par quelques ruisseaux, dont le cours se dirigeait vers la
ville but de tous nos efforts, et dont plusieurs, encore gonflés
par les pluies récentes, présentaient de véritables
obstacles ; les abords en étaient difficiles, et les
grosses roches qu’ils roulaient avec eux faisaient perdre
pied aux hommes et aux chevaux, dont nous eûmes le regret
de voir périr quelques-uns sous nos yeux.