E fut une bien triste matinée que celle du 22, dans les camps français, devant Constantine. Plusieurs hommes succombèrent, durant la nuit, à la fatigue et au froid ; les cas de congélation étaient nombreux. La nouvelle de la perte du convoi et de la mort des hommes préposés à sa garde, répandit la consternation.

Cependant, dès le matin, le colonel de Tournemine, directeur de l'Artillerie, essaya de faire hisser un canon de 8 sur le Koudiat. On franchit, non sans peine, le gué du Bardo ; mais lorsqu'il s'agit de gravir la pente, sous les balles des postes avancés, on s'épuisa en efforts surhumains. Les chevaux enfonçaient dans la terre détrempée et pouvaient à grand’peine en retirer leurs pieds, tandis que les roues, enlisées jusqu'au moyeu, demeuraient immobilisées. Il fallut y renoncer.

Pendant ce temps, on établissait une batterie de pièces de montagne sur la pente du Mansoura faisant face au pont, sans doute vers l'emplacement du regard de la conduite d'eau, et, durant la fin de la journée, la porte d'El-Kantara lut canonnée de ce point.

La pluie et la grêle ne cessèrent pas un instant de se répandre, fouettées par le vent du Nord ; cependant vers le soir, une double distribution de viande put être faite aux troupes, dont le moral resta excellent.

Mais le manque de munitions et la perte du convoi imposaient au maréchal l'obligation d'en finir au plus vite. Dès la tombée de la nuit, cinq compagnies du 63e furent placées dans le ravin qui longe notre usine à gaz; puis des sous-officiers et des soldats du Génie se glissèrent en rampant sur le pont, afin de reconnaître l'état de la porte d'El-Kantara, qui semblait endommagée. Ils constatèrent, en effet, qu'elle était en partie renversée, mais qu'elle s'appuyait sur une deuxième porte établie en arrière.

Sur ces entrefaites; les sentinelles, dont la vigilance était en défaut, s'aperçurent enfin de la présence des Français et donnèrent l'alarme. Les assiégés accoururent aux bastions et couvrirent les abords de la porte d'un feu nourri, bien que mal dirigé. Néanmoins, la position n'était pas tenable et les hardis soldats se virent forcés de battre en retraite. On fit ensuite rentrer les compagnies envoyées pour donner un assaut que rien n'avait préparé:

La partie était remise, fâcheuse affaire pour des coups de main de ce genre, et nous ne pouvons nous empêcher, en songeant à ce qui devait avoir lieu la nuit suivante, de nous demander si l'on ne manqua pas d'initiative et si les hommes du Génie, parvenus si heureusement au pied de la porte, n'auraient pas dû essayer de la faire sauter. Il est Vrai que nous ne sommes pas sûrs qu'ils étaient munis des engins nécessaires.

Dans le courant de la nuit, le temps s'était remis au beau et le soleil se leva radieux, le 23. El Hadj Ahmed en profita pour tenter une attaque générale du front Sud-Ouest du Koudiat. A la tête de sa cavalerie et soutenu par les fantassins kabiles, il se lança à l'assaut ; mais nos soldats, abrités de leur mieux, ripostèrent vigoureusement. L'audace des assaillants était grande, et le combat devenait acharné, lorsqu'une charge des Chasseurs et des Spahis déblaya le terrain. Les Kabiles, bousculés, sabrés, furent rejetée dans les ravins de l'Ouest ; puis nos cavaliers fondirent sur les Arabes du pacha et les dispersèrent.

Après avoir rallié ses goums, El Hadj Ahmed franchit le Remel, puis le Bou-Merzoug, et entraina sa cavalerie vers les plateaux du Mansoura. Mais, avant qu'il eut atteint le sommet, nos soldats, rangés en bataille, en bordaient le front. Accueillis par un feu nourri, les cavaliers arabes ne tardèrent pas à tourner le dos et à rentrer à leur camp.

Sans attacher à ces démonstrations plus d'importance qu'elles ne comportaient, l'État-major donnait tous ses soins à la préparation de l'assaut d'El-Kantara pour la nuit suivante, et, comme il ne pouvait être douteux que les assiégés fissent meilleure garde que la veille, il fut décidé, dans le but de diviser leurs forces, qu'une attaque sérieuse serait tentée, en même temps, contre le front Ouest. Pour cela, il était nécessaire de donner au commandant des brigades du Koudiat les instructions les plus précises. Mais, bien que la pluie eut cessé, le Remel se trouvait démesurément grossi par la fonte des neiges et l'on essaya en vain de le franchir.

Il ne restait qu'à tenter le passage d'un piéton ; des volontaires furent demandés à cet effet, aux troupes voisines. Plusieurs s'étant présentés, on choisit parmi eux un vigoureux carabinier, nommé Mouramble. Ce brave soldat se dépouilla de ses vêtements, attacha la missive sur sa tête et se lança dans le torrent impétueux et glacé. Grâce à son énergie, il parvint à le traverser, après une lutte dont les péripéties étaient suivies avec anxiété. Parvenu sur l'autre rive, il prit le pas de course, nu comme nos premiers parents, et finit par arriver au sommet du Koudiat, sans être, atteint par les balles-qui pleuvaient sur lui. Nous sommes heureux de rappeler ici le nom de cet obscur héros, qui fut reçu avec enthousiasme au camp des deux premières brigades et largement récompensé.

La batterie du Mansoura avait été rapprochée jusqu'à "portée de fusil" de la place et se trouvait, sans doute, vers l'emplacement du passage à niveau actuel; durant toute la journée, elle ne cessa de canonner la porte, sans résultat appréciable. Dès que la nuit fut venue, la compagnie franche du capitaine Blangini, désignée comme tête de colonne d'assaut, alla se placer dans le petit ravin de l'usine à gaz. Une compagnie de carabiniers du 2e léger et deux bataillons dis 63e, formant le reste de la colonne, se massèrent sur la gauche, en avant de la gare actuelle. Le général Trézel avait le commandement de l'opération. Quant à la direction des travaux, elle était aux mains du colonel Lemercier ; bien que malade et épuisé par les fatigues des nuits précédentes, ce brave officier ne s'épargna pas.

Ainsi qu'on devait s'y attendre, les assiégés faisaient bonne garde, massés sur ce point et ses abords ; pour comble de malheur, la nuit était claire et la lune brillait au milieu des étoiles. Après tant de soirées sombres et brumeuses, c'était une ironie du sort. A l'heure fixée, un signal convenu fut fait au Koudiat et le colonel Lemercier donna l'ordre de marcher à un détachement du Génie, commandé par le chef de bataillon Morin et les capitaines Hackett et, Ruy. Aussitôt, les sapeurs s'élancèrent sur le pont ; mais à peine y étaient-ils engagés, qu'une grêle de projectiles s'abattit sur eux. Beaucoup tombèrent ou roulèrent dans le ravin, car l'ancien pont avait des parapets moins élevés que le nôtre. Cependant, le plus grand nombre atteignit la porte et, malgré le feu plongeant des assiégés, les sapeurs commencèrent activement un foyer de mine. En même temps, le canon tonnait à Bab-el-Oued, et de grandes clameurs s'élevaient sur tous les points.

Les travailleurs étant très gênés à El-Kantara par les assiégés, le colonel Lemercier fit demander en toute hâte au général Trézel des soldats pour les protéger ; mais, soit que le message ait été mal compris, soit que la mise en mouvement du détachement désigné eût donné le change, chacun se persuada que la tête de, colonne était entrée et le bruit se répandit, de proche en proche, que la porte avait été forcée. Aussitôt, le 63e s'avança vers le pont.

Or, la compagnie franche entendait ne céder sa place à personne ; sortant du petit ravin, les hommes de Blangini se précipitèrent comme une trombe vers le pont, bousculèrent les sections déjà engagées, passèrent à travers les projectiles qui les criblèrent et vinrent s'abattre sur les malheureux sapeurs, écrasant les uns, crevant ou faisant rouler au ravin les sacs à poudre et détruisant les travaux. Le désordre fut inexprimable ; ce que voyant, les assiégés dirigèrent tous leurs coups sur ces soldats entassés dans un espace trop restreint, se bousculant et s'entraînant les uns les autres vers l'abîme.

Le général Trézel s'était porté en toute hâte sur le pont et, tandis qu'il s'efforçait de retenir et de faire reculer les troupes de seconde ligne, il fut atteint d'une balle à la figure. Cependant, le bruit de l'entrée des troupes à El-Kantara était parvenu à l'État-major, et le maréchal, suivi de ses officiers, se porta au galop dans cette direction. A l'entrée, du pont, il rencontra le colonel Lemercier qui lui apprit, avec la plus grande douleur, l'échec irrémédiable de la tentative et l'invita à faire rentrer les braves gens qui se faisaient tuer là inutilement. L'ordre en fut donné aussitôt et les soldats repassèrent ce pont fatal, non sans laisser de nouvelles victimes en chemin.

L'attaque du front de Bab-el-Oued n'avait pas été plus heureuse. Le lieutenant-colonel Duvivier, qui la commandait, s'avança avec le Bataillon d'Afrique, une section du Génie et deux obusiers. Mais les assiégés les accueillirent pas un feu d'enfer, et il se produisit une grande confusion dans la tête de colonne ; le sous-officier chargé de la poudre destinée à faire sauter la porte ayant été tué, on ne put retrouver le sac. Les obusiers furent cependant mis en batterie et on essaya, mais en vain, d'enfoncer la porte à coups de canon ; de hardis sapeurs allèrent même l'attaquer à coups de hache ; tout fut inutile et la situation des assaillants devint tellement critique, qu'il fallut se décider à la retraite. Le feu meurtrier de la place avait fait de nombreuses victimes ; le capitaine Grand, du Génie, et le commandant Richepanse, entre autres, étaient mortellement blessés.