E maréchal, suivi de son État-major, s'avança jusqu'au bord des pentes faisant face à la ville, et chacun regarda, avec des impressions diverses, le spectacle qui s'offrait à ses yeux. Les maisons de Constantine s'étageaient sur les pentes de ce plateau incliné du nord-ouest au sud-est, dominées par les minarets des mosquées et couronnées au sommet par les fortifications de la Kasba, où l'on distinguait des pièces en batterie. Les portes étaient fermées et personne ne se montrait sur les remparts où deux grands drapeaux rouges se déployaient au caprice du vent. La vieille ville de Jugurtha et de Constantin semblait morte, et l'impression générale était pénible en présence de ce sphinx, dont chacun cherchait à pénétrer le secret.

Sous le charme de sa belle confiance, Clauzel s'attendait à voir une porte s'ouvrir pour laisser passer une députation de notables à barbe blanche, vêtus de belles robes claires, venant lui apporter les clés de la ville... Mais, tout à coup, plusieurs détonations se firent entendre et des boulets bien dirigés ricochèrent sous les pieds des chevaux de l'État-major. C'était la déclaration de la place : elle voulait combattre ; le maréchal en prit aussitôt son parti; il alla installer le quartier général dans un gourbi auprès du tombeau de Sidi Mabrouk et donna tous les ordres nécessaires.

Comment s'expliquer l'inertie d'El Hadj Ahmed, car il était dehors, avec des contingents de cavalerie nombreux ? Pourquoi n'inquiéta-t-il pas la marche de l'armée et la laissa-t-il s'installer devant la place, sans essayer de lui disputer le terrain ? Il connaissait, à n'en pouvoir douter, la haine que lui portaient les gens de la ville, comme ceux de la campagne, et préféra, sans doute, attendre, au milieu de ses goums, la décision du Très-Haut, écrite sur le livre du Destin.

Dès qu'on avait appris, à Constantine, la marche de la colonne, il avait expédié à Mita, chez son ami Bou Rennane ben Azz ed Dine, ses femmes préférées et ses trésors; puis, laissant la ville sous le commandement de Ben Aïssa, il alla s'établir sur les pentes de la rive droite du Remel, au-dessus des Arcades romaines, avec les cavaliers de Ben Gana et ceux de Bou Aokkaz ben Achour. En face de lui, les fantassins appelés de Kabilie garnissaient les pentes du Chettaba.

Ben Aissa, secondé par le caid Ed Dar- Ben El Bedjaoui, avait pris le commandement de la ville, et, sous la direction de ces deux hommes énergiques, la population s'était vue contrainte d'ajourner toute idée de soumission à l'infidèle. Et pourtant, les forces régulières ne se composaient que d'environ 1,200 Kabiles et Koulour'lis auxquels s'étaient joints des "volontaires" fournis par les citadins ; les vivres et les munitions étaient absolument insuffisants pour soutenir un long siège. Telles étaient les conditions matérielles et morales où se trouvait Constantine pour résister à l'attaque de l'armée française.

Cependant, le maréchal Clauzel ne semblait nullement affecté de la double déception qu'il éprouvait, en trouvant Constantine disposée à la lutte et en ne voyant pas venir ces nuées de cavaliers du Sud promises par Farhate ben Saïd, qui l'avait si ardemment poussé à l'expédition. De son quartier général de Sidi-Mabrouk, balayé par le vent et la neige fondue, il disposait tout pour que l'attaque fut menée énergiquement et sans le moindre retard.

La première et la deuxième brigade, sous le commandement du duc de Nemours et du général de Rigny, reçurent l'ordre d'occuper le Koudiat, dont les pentes s'étendaient jusqu'en avant de l'emplacement de notre halle. Ces troupes franchirent le Remel, sans doute vers l'emplacement actuel du pont du Bardo, et cette opération ne se fit pas sans peine, car la rivière roulait jusque sur les berges ses flots jaunâtres. Mais les soldats d'Afrique ne se laissaient pas arrêter par de tels obstacles, et tout trempés par cette eau glaciale, ils se formaient en bel ordre sur la rive gauche et commençaient à gravir les pentes.

A cette vue, un millier de fantassins sortirent des portes Bab-el-Oued et Bab-el-Djedid (La première s'ouvrait sur le front en avant du théâtre; la seconde, située à l'angle du bâtiment occupé par le Trésor, sert actuellement de magasin à la Mairie.), et s'avançèrent en tiraillant le long des boutiques qui s'étendaient alors en deux lignes, depuis cette dernière porte jusqu'au pied du Koudiat ; un grand nombre de femmes et d'enfants les suivirent en poussant des cris aigus.

La 8e compagnie du 1er bataillon d'Afrique, qui formait l'avant-garde, avait déjà pris son poste sur le mamelon. Les zéphirs s'avancèrent audacieusement contre cette tourbe; mais entourés d'ennemis, ils ne tardèrent pas à se trouver dans une situation très critique et eurent plusieurs hommes enlevés. Heureusement que les troupes arrivaient successivement. Les autres compagnies de ce bataillon coururent au secours de leurs camarades, les dégagèrent et repoussèrent les assaillants. Puis la charge sonna et le 17e léger, se jetant sur eux à la baïonnette, acheva la déroute.

Affolée, cette cohue se précipita vers les portes dans un désordre épouvantable, se poussant, s'écrasant contre la muraille, refoulée par les chasseurs chargeant au galop ; nos cavaliers s'avancèrent jusqu'aux portes, sabrant et écrasant tout ce qu'ils rencontraient; à peine les assiégés eurent-ils le temps de les refermer et d'en consolider les panneaux ; quelques volées de mitraille tirées du rempart arrêtèrent l'élan des soldats. Un témoin digne de foi assure qu'avec un peu d'audace, on pouvait pénétrer dans la ville à la suite des fuyards, en profitant du désordre qu'ils avaient causé et de la terreur qu'ils répandaient ; mais nous préférons croire que, si cela avait été possible, on n'eût pas manqué de le faire.

Les deux premières brigades s'installèrent, dans la soirée du 21, sur le Koudiat et s'y garantirent de leur mieux. Les pentes de l'Ouest, plus accessibles que les autres, furent coupées de petits murs destinés à arrêter l'assaillant. En même temps, les deux dernières brigades prirent leurs positions sur le plateau du Mansoura. Tout cela put être terminé avant la nuit et sans trop de difficultés, malgré la pluie persistante.

Malheureusement, le convoi et l'arrière-garde n'arrivaient pas, et il nous semble qu'on ne s'inquiéta guère de cette partie si importante d'une colonne expéditionnaire. On a vu que le passage de la vallée de l'Ouad-Hamimim avait été très difficile. Une fois sorti de ce mauvais pas, on se crut sauvé ; mais dans la traversée de la dépression qui précède l'Ouad-bi-el-Brarite (rivière des Chiens), et dans le lit de ce ruisseau, les chariots s'embourbèrent. Les hommes, comme les bêtes de trait, se trouvaient à bout de forces et d'énergie, et la nuit survenant, il fallut se résoudre à dételer et à camper dans ces bourbiers. Un bataillon du 62e fut laissé à la garde du convoi.

Les troupes attendirent donc en vain la distribution des vivres restés sur les chariots et l'on du se contenter de ce qui avait été placé sur les mulets. Tandis que chacun s'organisait de son mieux pour passer la nuit, et que tes officiers se multipliaient afin de garantir leurs hommes contre une surprise et de leur procurer des vivres et des abris, la région où le convoi était embourbé devenait le théâtre des plus tristes scènes. Accablés par la fatigue et les privation, trempés jusqu'aux os, démoralisés par ces torrents de pluie et de neige, les soldats de garde et les conducteurs, refusant d'écouter la voix de leurs chefs, entourèrent les voitures chargées de provisions ; bientôt les bâches sont enlevées, les cordes détachées et le pillage commence. Les uns éventrent les sacs de riz, d'autres ouvrent les caisses de lard, mais le plus grand nombre s'attaque aux barils d'eau-de-vie et aux tonneaux de vin. Dès lors, la mutinerie se transforme en orgie ; on ne pense plus à manger, mais à boire pour trouver dans l'ivresse l'oubli de tant de maux intolérables. Quel spectacle plus horrible que celui de ces malheureux grelottants, trempés jusqu'aux moelles, couverts de boue, se gorgeant d'alcool dans l'obscurité, puis roulant ivres-morts dans la fange où ils expirent bientôt, couverts d'un linceul de neige...

Les plus sages finirent par écouter les exhortations de leurs chefs et, s'éloignant de ce théâtre de désolation et de ces entraînantes sollicitations vers une mort honteuse, se réfugièrent dans les grottes des hauteurs voisines. Aussitôt, les rôdeurs indigènes qui guettaient aux alentours comme des chacals, se précipitèrent à la curée, massacrèrent les malheureux soldats livrés sans défense par l'ivresse, coupèrent de nombreuses têtes et achevèrent le pillage du convoi.

Le désastre était complet et devait avoir les plus fâcheuses conséquences pour l'expédition.