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dépit de sa confiance aveugle, El Hadj Ahmed fut forcé
de reconnaître que l'attaque des Français était
imminente ; mais les manifestations de Yusuf le touchèrent
plus encore que les déclarations du Gouverneur. Il
résolut aussitôt de châtier ce renégat,
qui prenait le titre de bey, et osait sortir des murailles
de Bône. Ayant réuni un effectif nombreux de
cavalerie, il se mit à sa tête, s'avança
jusqu'à Ras-el-Akba, près d'Announa ; puis vint
s'établir à El Hammam, aux environs de Guelma.
De ce poste il lança sur le camp de Dréan, un
corps de cavaliers choisis ; mais Yusuf faisait bonne garde.
Lorsque ses adversaires furent à portée, il
sortit de ses lignes, se jeta impétueusement sur eux,
les mit en déroute et leur tua 20 hommes. Le pacha
rentra alors à Constantine, en laissant un poste d'observation
aux environs de Guelma.
Profitant habilement de l'impression produite
par cet échec, Yusuf quitta son
camp, dans la nuit du 23 au 24 juin, avec une colonne légère,
sous le commandement du colonel Duverger et fit une reconnaissance
jusqu'aux ruines de Calama, où nous avons réédifié
la ville de Guelma. Il reçut en chemin, l'adhésion
des populations indigènes et reconnut avec soin les
gîtes d'étapes et la route que la colonne devait
suivre.
Cependant,
le maréchal Clauzel était rentré à
Alger, sans avoir obtenu les renforts qu'il demandait, ni
même l'autorisation formelle d'entreprendre l'expédition
; on ne l'interdisait pas, mais il fallait attendre. Les rapports
trop optimistes de Yusuf, les lettres des adversaires du pacha
ne cessaient d'arriver et tous concordaient à présenter
la situation d'El Hadj Ahmed comme des plus critiques : son
prestige était tombé ; il n'avait plus personne
autour de lui; les 'citadins ouvriraient les portes de Constantine,
aussitôt que l'armée paraîtrait ; enfin,
des contingents innombrables de cavaliers protégeraient
sa marche.
Cela était trop encourageant ; le
maréchal se décida à tout préparer
pour l'expédition, espérant encore qu'on lui
enverrait des secours de France, mais résolu au besoin
à tenter l'aventure avec ses seules ressources. Il
employa donc le reste de l'été à envoyer,
par mer, à Bône, le matériel et les troupes
dont il pouvait disposer. En même temps, il insistait
auprès de Yusuf pour qu'il obtînt les renseignements
les plus précis sur Constantine, l'esprit de sa population
et les ressources dont le pacha pouvait disposer.
Le commandant-bey recevait chaque jour de
la bouche des indigènes échappés de la
ville, des détails plus ou moins contradictoires ;
il en obtint d'une source plus sure. Depuis longtemps, vivait
à Constantine un génois nommé Paolo di
Palma ; les circonstances d'une carrière aventureuse
en avaient fait un ami de jeunesse d'El Hadj Ahmed et celui-ci,
devenu puissant pacha, le retenait auprès de lui, en
lui accordant ses faveurs.
Mais Paolo, comme les indigènes l'appelaient,
était fixé sur le compte de son hôte et
ne cherchait qu'à se soustraire à sa dangereuse
amitié. Il avait déjà entretenu une correspondance
secrète avec Raimbert, le dernier directeur du "Bastion
de France" à La Calle, et tous deux échangeaient
des lettres que les messagers emportaient cousues entre les
semelles de leurs chaussures. Yusuf reçut de lui de
précieux renseignements qu'il présenta de façon
à justifier ses rapports.
Dans le mois de septembre, eut lieu la chute
du ministère Thiers, donc le président était
seul favorable à l'expédition de Constantine.
Le nouveau conseil refusait formellement d'envoyer aucun renfort
et, comme le maréchal avait menacé de donner
sa démission si sa demande était repoussée,
le général Damrémont, arriva à
Alger pour le remplacer, en même temps que cette nouvelle.
Mais Clauzel refusa de lui céder son poste et, le 27
septembre, le ministre de la guerre lui écrivit qu'il
le laissait libre d'entreprendre, avec ses seules ressources,
une expédition dont il garantissait le succès.
Enfin, comme preuve de sympathie, le roi annonça qu'il
envoyait son fils, le duc de Nemours, pour le représenter
dans cette campagne.
S'attendant à être attaqué,
El Hadj Ahmed avait pris quelques dispositions pour la défense
de la ville et appelé à lui tous ses contingents;
mais le mois de septembre s'écoula sans que les courriers
de l'Est lui signalassent le moindre mouvement des chrétiens;
des détachements se massaient au camp de Dréan
; c'était tout. Pour calmer son impatience, il réunit,
à la fin de septembre une colonne légère,
et en ayant pris le commandement, la conduisit avec diligence
vers l'Est ; parvenu à Dréan, il attaqua audacieusement
le camp, mais fut repoussé sur toute la ligne. Pour
se venger, il rallia ses cavaliers et les entraîna jusque
sous les murs de Bône, semant partout la dévastation
et la terreur, puis revint à ses cantonnements sur
les bords du Remel.
Sur ces entrefaites, le général
Trezel était venu prendre le commandement de Bône,
où les troupes et le matériel ne cessaient d'être
transportés; il fut assailli de plaintes contre Yusuf.
Le bey de l'Est avait mis trop fidèlement en pratique
les procédés des Turcs, et, trompé par
des intrigants, s'était laissé entraîner
à des actes blâmables qui lui avaient aliéné
l'esprit des populations. "Si nous devons être
traités par votre bey aussi durement que par celui
des Turcs, répétait-on, il est inutile de changer."
Le général en rendit compte à son chef
et l'avertit en outre que Yusuf ne réunirait jamais
les 1500 mulets qu'il avait reçu l'ordre de réquisitionner.