ne multitude d’Arabes accroupis à la base de tous les rochers se dressaient en même temps dans leurs burnous blancs, comme des fantômes, et se précipitaient jusque dans les rangs des soldats pour voir de près le fils du sultan français. Plus loin, les Français, les Espagnols, les Juifs, les Turcs, les noirs, les Arabes, confondus, encombraient les rites tortueuses, étroites et malaisées qui conduisent à la Casbah.

Les maisons blanches aux brillants reflets, les rochers rouges aux formes âpres et austères, la verdure mobile et changeante du peuplier, la verdure lustrée du figuier, la verdure mate du cactus, la fumée du canon des forts, la clarté pure et bleue du ciel et de la mer, répandaient sur cet étrange tableau les plus étranges accidents de la lumière et de couleur, et l’âme des spectateurs, profondément émue, apportait aussi son attribut de poésie à cette sublime poésie d’une nature énergique et nouvelle. Il y avait là aussi de grandes choses pour la pensée, des souvenirs d’admiration, des espérances de gloire, un monde envahi par le courage et donné à l’intelligence ; c’était la terre si vaillamment conquise par notre jeune armée, et sur laquelle doit s’accomplir un des plus grands événements des siècles modernes ; c’était le berceau d’une civilisation réservée à de glorieuses destinées ; c’était encore la patrie ; c’était l’Afrique de la France.

Parmi les voyageurs, plusieurs connaissaient Oran, et ils avaient peine à le reconnaître. Le contact des affaires, des intérêts, des mœurs de l’Europe, en a fait une ville nouvelle. Oran s’est peuplé, s’est agrandi, s’est embelli ; il y a quatre ans qu’il ne comptait que cinq mille habitants : il en renferme douze mille. Ce surcroît de population se compose presque entièrement d’Espagnols, et surtout des Valenciens, heureux d’échapper aux désastres de la guerre civile, et de trouver aux côtes d’Afrique, sous la protection de nos armes, une patrie plus paisible et plus belle que celle qu’ils ont quittée. Le mouvement perpétuel de ces races différentes, qui se mêlent sans perdre leur caractère, est à lui seul le plus piquant des spectacles. Les yeux ne sauraient se détacher de cette foule, variée dans ces vêtements, dans les physionomies, dans les attitudes, comme celle qui se répand sous les voûtes de nos théâtres et de nos salons, aux nuits fantasques et turbulentes des bals masqués. L’esprit se complaît à cette rumeur de bruits confus où percent le cri guttural des Arabes, le gloussement des femmes, le viva el rey des Espagnols ; à cette agitation sans désordre qui n’est que l’expansion d’une vie puissante, émeute du plaisir chez un peuple jeune, dont les impressions sont naïves encore comme celle des enfants ; tumulte inoffensif et joyeux que maintient dans de justes bornes la présence imposante des chiaoux, et où suffit, pour tout calmer, le moindre mouvement de leur canne creuse et retentissante, qui fait plus de bruit que de mal.

Nous atteignons une rue ombragée de magnifiques peupliers de Hollande ; les boutiques, plus vastes et plus riches, à l’ombre de ces beaux arbres, indiquent que l’on approche du cœur de la cité ; la Casbah n’est pas éloignée ; bientôt les pieds des chevaux retentissent sous la voûte de son unique porte.

La Casbah paraît à elle seule une petite ville ; c’est une suite de bâtiments séparés par de grandes cours, dans chacune desquelles coule une fontaine abondante. A travers ces cours, on parvient à la cour d’honneur, dont trois côtés sont embrassés par un péristyle d’un goût simple et gracieux, qui se compose d’arcs arabes supportés par des colonnes sveltes et légères. Tout cela est simplement blanchi à la chaux, et brille de cette propreté agréable aux yeux qui, caractérise l’extérieur des constructions du pays.

La porte de la salle de réception s’ouvre à deux battants devant le prince. Elle est d’un bois peint et sculpté dont les ornements forment ces ingénieuses combinaisons où l’imagination des Orientaux reconnaît une espèce de mythe, et que l’on Nomme le cachet de Soleïman ou Salomon.

Cette salle est divisée en deux par une colonnade en marbre blanc, que lient d’élégants arceaux jetés d’une colonne à l’autre : chaque colonne est formée, de sa base au tiers de son élévation, d’un prisme à cinq côtés et se prolonge, du prisme à son chapiteau composite, en cannelures spirale. Les archivoltes, les parois, les épaisseurs des arcs, sont revêtues de faïences peintes, chargées de fleurs et d’ornements. Le plafond est remarquable par ses solives peintes, entre lesquelles courent des enroulements de fleurs en arabesques. Trois croisées de cette grande pièce prennent jour sur la campagne, et découvrent au regard les dernières vertèbres de l’Atlas dans leur couleur sanglante et leur désolante aridité.

A l’angle du nord-est s’ouvre un escalier étroit, qui conduit à une petite chambre éclairée sur la mer par une petite croisée, d’où l’on respire l’air tiède et délicieux du soir. Ce modeste réduit, qui n’a pour tout luxe qu’une heureuse exposition et une exacte propreté, fut occupé par son altesse royale pendant son séjour à Oran.
De ce point élevé, l’aspect de la ville est assez imposant. Sur le premier plan se présente la plus grande mosquée d’Oran, dont le madeneh s’élance resplendissant de l’émail des faïences qui le couvrent de toutes parts. Les trois ou quatre madeneh des autres mosquées sont moins remarquables. L’un de ces temples musulmans sert de caserne à un régiment de chasseurs d’Afrique.

L’intérieur d’Oran, vu de plus près, a quelque chose de vague et de confus, comme sa population hybride, et il en sera de même jusqu’au moment où l’habitude des rapports et des intérêts y aura fondé cette unité sociale qui est l’ouvrage du temps. Au premier voyage, c’est l’apparence d’une ville qui tombe ; au second, c’est l’apparence d’une ville qu’on bâtit. Il s’en faut de beaucoup encore que le nombre des habitants soit en proportion de l’espace qu’ils peuvent occuper. Des quartiers tout entiers sont chargés de monceaux de pierre, entre lesquels se dressent çà et là quelques pans de murailles. Deux beaux faubourgs ont été ruinés par la guerre, et il ne reste d’autre vestige de leur splendeur passée qu’une avalanche immobile de cailloux et de débris suspendue à la pente du ravin.

Oran n’avait jusqu’ici que deux rues commerçantes, où les boutiques, percés uniformément dans de longs murs blancs de sept à huit pieds de hauteur, représentant assez bien les cases d’une ménagerie ; le jour n’y pénétrait que par cette ouverture ; et, pour peu que le soleil fût voilé d’un nuage. on ne voyait briller au fond de ces cryptes ténébreuses que les yeux luisants et les dents blanches du vieux juif qui s’y tient accroupi comme une bête de proie dans sa tanière ; mais ici la description de la veille est infidèle pour le lendemain : l’industrie européenne marche si vite !

Le mardi 24 la journée commence par une visite à l’hôpital. Tous les dignitaires d’Oran et des environs s’étaient empressés sur le chemin des voyageurs venus de France. On remarquait parmi eux les chefs des Douares, les chefs des Smalas, le rabbin des juifs. l’amyn des nègres, et un personnage mystérieux et solennel qui figure infailliblement dans les cérémonies orientales, le bourreau.

Nous passons à travers un marché, que fournit abondamment de beaux fruits la nouvelle population de Valenciens émigrés, reconnaissables entre les indigènes et les étrangers à leurs chapeaux pointus surmontés d’une houppe noire. L’hôpital est tenu avec soin, les malades sont peu nombreux, la nature des maladies n’a pas de gravité.

Le reste de la matinée fut occupé par un de ces divertissements dont le nouveauté fait le plus grand charme : c’était la danse maure, exécutée par un corps de ballet venu du fond de l’Afrique. Un des danseurs était né à Tombouctou. Le tambour de la bande noire se plaça au centre d’un cercle formé d’une quinzaine de musiciens dansants, et y demeura seul, immobile et bruyant, tandis que ses compagnons tournaient rapidement autour de lui, mais en se détachant un à un pour venir successivement exécuter un solo bizarre dans l’espace compris entre le centre et la circonférence. Chacun de ces pas isolés se terminait par un tournoiement général d’une vivacité inexprimable. Cette composition chorégraphique, s’il est permis de l’appeler ainsi, n’est pas sans analogie avec quelques-unes des danses populaires de nos provinces ; mais elle a un autre caractère : là, comme dans les théories grecques, c’est le ballet qui accompagne ou c’est l’orchestre qui danse, et la diversité des instruments pourrait s’apprécier à peu près par le nombre des acteurs. Les uns font bruire sous leurs doigts d’énormes castagnettes en fer, auxquelles pendent une queue de vache pour ornement et des coquillages marins pour grelots ; les autres tirent un son aigu et déchirant d’un roseau recourbé, creux et percé comme une flûte, mais qui est loin d’en avoir la douceur. Plusieurs portent sous le bras gauche une espèce de long tambour en forme de cône tronqué, dont ils frappent rudement le base avec la paume de la main droite ; et, chose étrange, ce bruit discord et assourdissant, mais dont l’effet est plus puissant qu’on ne pourrait l’imaginer ; ce tumulte horrible et confus, dans lequel il est impossible de distinguer une intention d’harmonie, était encore dominé par les sifflements et les cris frénétiques d’une négresse placée en dehors du cercle, qui est probablement l’impresaria de cette troupe nomade. Ses gestes, ses regards, sa voix, animaient toute cette scène, et portaient jusqu’au délire l’exaltation presque épileptique d’un bal et d’un concert dont il ne faut pas chercher à se faire d’idée en Europe.

La danse africaine dont nous parlons a un commencement si soudain, qu’elle saisit l’attention avant de l’avoir avertie, et on ne concevrait pas qu’elle eût une fin, si la compassion ou la fatigue des spectateurs ne suppléait au soin du machiniste de nos théâtres, qui fait descendre le rideau sur un tableau en action ; leur volonté seule impose un terme à cette mimique passionnée, dont le paroxysme a quelque chose d’effrayant. Comment ce violent exercice s’est-il introduit chez un peuple naturellement indolent, et qui répugne à toute agitation, à tout mouvement, s’il n’a été prescrit, dans quelque vue fort sage sans doute, par l’enseignement religieux du sauvage ? En effet, ces jeux robustes et grossiers, mais graves et modestes, qui sont exécutés par des hommes, et que nous serions tentés d’appeler une cérémonie, n’ont rien de la licence lascive qui caractérise la danse dans une civilisation corrompue ou dans une civilisation, qui va se corrompre. Jusqu’au milieu de l’élan le plus vif et le plus effréné, les attitudes et les mouvements conservent l’expression d’un acte solennel et d’un sentiment respectueux. L’autorité de cette conjecture sur l’origine sérieuse et presque sacrée du plus frivole des arts se fonde sur le témoignage de toutes les histoires, sur les récits de tous les voyages et sur les traditions de tous les pays.