l y avait à la Casbah un grand dîner suivi d’un bal. Mustapha, dans son burnous blanc, décoré de la croix d’officier de la légion d’honneur, était assis au banquet à la droite du prince, et, près de Mustapha, Ben-Cadour, autre guerrier renommé. Au bal, les femmes indigènes ne pouvaient être représentées que par des juives, heureuses d’étaler pour la première fois, dans une fête européenne, d’élégants et somptueux vêtements couverts d’or et de pierreries ; mais elles ne dansaient pas.

Dans les contrées ardentes du Midi et de l’Orient, où le repos passe, avec quelque raison, pour le plus parfait des plaisirs, la danse n’a d’autre mérite que d’amuser les yeux. On voit danser.

Il est presque inutile de dire que l’attention des militaires européens s’était principalement fixée, pendant toute la soirée, sur le vieux Mustapha Ben-Ismaïl, ce brave compagnon de nos armes, dont le nom se mêle à la plupart des succès de l’armée d’Afrique : son œil aigu et pénétrant ; son nez recourbé, qui lui donne quelque chose de la physionomie d’un épervier ; l’expression vive et mâle encore de cette nature énergique, qui porte sans effort le poids de quatre-vingts hivers, décèlent une de ces organisations fortement trempées qui semblent avoir été formées pour les batailles et pour la gloire. Lorsque les Français prirent Alger, en 1830, et firent appel à la haine des Arabes contre les Turcs, ils trouvèrent de l’écho dans le prince d’Oran ; le vieux cheikh et marabout Mahiddin, père du trop célèbre émir Abd-el-Kader, leva l’étendard de la révolte contre le bey ; l’élan de la population arabe triompha de la bravoure et de la discipline turques ; l’insurrection gagna le pays et la ville même de Tlemcen, où commandait, en qualité d’aga, un septuagénaire intrépide et robuste ; c’était Mustapha Ben-Ismaïl. Sans communication avec le bey d’Oran, prince tunisien dont la puissance éphémère et nominale avait succédé à celle du bey turc Hassan ; dénué de toutes ressources, à l’exception de celles qu’il pouvait trouver dans son courage, Mustapha entreprit de résister avec deux ou trois mille Turcs ou Coulouglis, de tout sexe et de tout âge, dans une ville où ses ennemis composaient plus de la moitié de la population, à l’insurrection universelle des Arabes. Il avait pour cela cinq cents fusils tout au plus, et une place fermée à tous secours. Pendant cinq ans et demi cependant, Mustapha soutint sur les murs et dans les rues de Tlemcen un siège non interrompu contre les peuples de la province d’Oran, de Maroc et du désert, qui se succédaient avec une infatigable obstination sur un champ de bataille toujours occupé : lutte héroïque et patiente, qui ferait honneur aux troupes les plus aguerries, et qui ne s’explique à l’esprit que par la constance invincible des musulmans, accoutumés à tout braver et à tout souffrir. Elle offrit toutefois, on le croira sans peine, bien des chances et bien des fortunes diverses. Plusieurs fois les Arabes parvinrent à refouler jusque dan un quartier du méchouar de Tlemcen les Coulouglis chassés de rue en rue, de ruine en ruine, et chaque fois la valeur persévérante et désespérée des soldats de Mustapha Ben-Ismaïl leur rendit en peu de temps le possession du terrain qu’ils avaient perdu. Pour comprendre cette guerre de tous les jours au cœur d’une ville africaine, il faut se faire une idée de Tlemcen, vaste amas de ruines romaines et mauresques, ville immense, mal peuplée de rares habitants, issus de races différentes, cantonnées dans quelques quartiers, et nourris dès l’enfance, de génération en génération, à se disputer la propriété exclusive du cadavre de cette vieille cité, qui fut la capitale de la Mauritanie.

L’autorité du cheikh Mahiddin passée aux mains d’Abd-el Kader son fils, celui-ci obtint du gouvernement français le titre d’émir et les conditions d’une paix qui devait nous être bien funeste. Abd-el-Kader en profita pour appeler tous les Arabes au siège de Tlemcen, où il fut vaincu. Mustapha, maître de sa tente et de son cheval, était près de la saisir, quand un ordre des Français l’arrêta, et vint réduire à l’inaction cette brave milice turque, dont la valeur impassible balançait, seule, un pouvoir déjà rival du notre, et que venaient de créer nos efforts aveugles et persévérants. La garnison du méchouar garda cependant la place, et continua la guerre des rues pendant deux ans encore, en combattant tous les jours ; et ce ne fut qu’en janvier 1836 que Mustapha livra la ville au maréchal Clauzel.

Depuis l’occupation de Tlemcen par l’armée française, le vieux capitaine servit fidèlement dans ses rangs, avec une bravoure et des talents militaires qui lui méritèrent le grade de maréchal de camp et la croix d’officier de la Légion d’honneur. A la Tafna, il contribua au salut d’une colonne française. A la Sickak il fut blessé en enfonçant l’infanterie arabe. Plus nouvellement, suivi de ses fils, dont le dernier n’avait que sept ans, il mit en déroute, dans diverses rencontres, les cavaliers d’Abd-el-Kader, et plusieurs périrent de sa main. Le récit de tant de beaux faits, que nos soldats se racontaient les uns et les autres, avec de curieux détails, comme les guerriers d’Homère, prêtait ainsi à cette veillée de repos et de plaisirs quelque chose de la solennité d’un épisode de l’épopée antique.

Le mercredi 25 septembre le prince commença la journée par une revue des excellentes troupes qui sont placées sous les ordres du colonel Devaux. Là se déployaient deux bataillons du quinzième léger, deux bataillons du premier de ligne, le premier bataillon léger d’Afrique (Ce bataillon s’est rendu célèbre, depuis l’époque à laquelle appartient cette relation, par la belle défense de Mazagran.), plusieurs compagnies de pionniers, six pièces de campagne, six pièces de montagne, une batterie de réserve sans matériel, une compagnie du génie, et, en cavalerie, cinq escadrons du deuxième de chasseurs, magnifique régiment du colonel Randon ; quatre escadrons de spahis, et le train : tout cela était imposant d’aspect, bien portant, bien tenu, bien exercé, brillant de jeunesse et de courage, admirable d’ordre, de précision et de discipline. Après la revue de cette notable et digne portion de notre brave armée africaine, défilèrent, dans un ordre bien moins régulier sans doute, et nécessairement fort bizarre aux yeux d’un Européen, les nombreux guerriers des tribus alliées, Douares et Smélas, conduits par Mustapha et El-Mezari, et qui s’étaient tenus jusqu’alors derrière le front de la division. Puis recommença l’infaillible fantasia, exécutée dans une proportion énorme par cent cinquante cavaliers à la fois, détachés tour à tour de cette multitude confuse et sauvage, qui se précipite dans l’espace en poussant d’horribles cris, en livrant aux vents les plis de ses larges burnous, et en faisant voler sous les pieds de mille chevaux impétueux le sable rouge et brûlant de la plaine.