l
est fort naturel qu’on se demande pourquoi mon nom se
trouve attaché au journal d’une expédition
de Mgr. le duc d’Orléans, et quelle part j’ai
pu y prendre, étranger que je suis, par toutes les conditions
de ma vie, aux mouvements de la politique et de la guerre, et
surtout au commerce du monde et de la cour. La réponse
indispensable que je dois à cette question est la plus
difficile de routes les préfaces, puisqu’elle me
force à parler de moi. J’en parlerai peu ; j’en
parlerai seulement comme intermédiaire obligé
d’un récit nécessaire, et j’aimerais
mieux ni en point parler, si je n’étais engagé
envers la mémoire du meilleur des princes par le plus
tendre et le plus respectueux souvenir. Il me suffira sans doute,
pour excuser ce qu’il y a de trop personnel dans ces détails,
de rappeler au lecteur qu’entre l’époque
où j’écris et celle des faits que je raconte,
il s’est passé un jour à jamais fatal et
déplorable pour tous, le 13 juillet 1842.
Ce n’est donc pas ici une introduction historique ; c’est,
comme je l’ai dit, un simple avertissement, une notice,
une page préliminaire. L’historien de l’Algérie
arrivera ; il dira le fait merveilleux de la conquête,
les difficultés de l’établissement, les
agrandissements acquis par la victoire ; il n’oubliera
pas l’expédition hardie, et cependant toute pacifique,
de M. le duc d’Orléans, à travers ces régions
si peu connues, où l’ardeur infatigable de Rome
a laissé à peine quelques traces. Il verra peut-être
dans cette entreprise, si faite pour inspirer aux populations
africaines l’étonnement et l’admiration,
si capable d’entretenir et d’échauffer encore
la ferveur aventureuse du soldat, si importante aux études
d’un capitaine qui a les yeux fixés sur l’avenir,
des motifs d’approbation et de louange que le Prince voulait
se dissimuler à lui-même, et dont sa modestie nous
a interdit l’examen. Ma tâche se renferme dans des
bornes beaucoup plus étroites, et je ne les franchirai
pas.
M. le duc d’Orléans s’était arrêté
avec plaisir, et on verra tout à l’heure la raison,
à l’idée de publier le récit de l’expédition
des Portes de Fer ; il paraît même qu’il était
préoccupé de cette pensée en commençant
son voyage, puisqu’il s’était fait accompagner
d’un dessinateur bien connu par son talent, et d’un
naturaliste distingué par ses connaissances spéciales
en géologie. Le caractère sérieux du Prince
ne lui permettait pas de négliger, dans la moindre de
ses opérations, le moindre des objets d’utilité
réelle qu’elle pût offrir, et il savait qu’il
allait parcourir une région presque nouvelle pour l’antiquaire
et pour le savant comme pour le guerrier civilisateur. C’était
une route désormais ouverte à l’archéologue,
au botaniste, au peintre, au poète, et sur laquelle il
se contentait de tracer leur itinéraire et de marquer
leurs stations, par le chemin qu’il avait suivi et les
points qu’il avait jalonnés lui-même, au-devant
d’une des belles conquêtes sociales de nos armes.
Quant à l’histoire fort circonscrite des faits
et des impressions du voyage, il se contentait de la jeter en
notes rapides dans un journal écrit de sa main, le jour
sur la selle de son cheval, le soir et la nuit sous la tente,
et où il aimait conserver, pour ses compagnons et pour
lui, le souvenir de cette Odyssée de vingt jours. C’est
de ce journal sans épisodes et sans ornements que M.
le duc d’Orléans résolut, un peu plus tard,
de faire un livre, non pas un livre historique, un livre littéraire,
un livre poétique, le récit de Xénophon,
les Commentaires de César, le poème d’Ulysse
(ces prétentions étaient bien loin de sa pensée),
mais un livre privé, familier, écrit pour quelques-uns,
pour ceux-là seulement qui y étaient désignés
d’une manière plus ou moins directe par leurs emplois,
par leurs grades, par le numéro de leur régiment
: livre orné d’ailleurs, élégant,
presque magnifique, comme doivent l’être les présents
qu’un prince fait à ces amis, pour leur rappeler
sa mémoire quand il sera séparé d’eux
; et je suis sûr de me servir ici de ses propres expressions.
Quelle étrange inspiration avait averti cette grande
âme, réservée en apparence à de si
grandes destinées, que ce témoignage d’affectueuse
et reconnaissante sympathie pouvait être un adieu éternel
? Les soins assidus qu’il donnait avec tant d’amour
à cette publication favorite semblent du moins en révéler
le pressentiment ; et on croirait que quelque voix, inentendue
par le reste des hommes, murmurait alors à son oreille
:
..... Si qua fata aspera rumpas,
Tu Marcellus eris !
Réglé dans ses actions publiques par cette modestie
de l’homme supérieur qui le caracrérisait
entre tous, le Prince avait daigné me confier le rédaction
définitive de ses notes, comme pour manifester, sans
doute, dans le choix même de l’interprète
qu’il donnait à ses pensées, l’absence
de toute ambition littéraire et l’abnégation
complète de tous les succès de la publicité.
Je m’effrayai cependant du travail trop facile qui m’était
imposé, parce qu’il devait m’initier à
un genre de communications tout à fait nouveau pour moi
; mais c’est que je ne connaissais pas encore cette politesse
pleine d’aménité, cette bienveillance expansive
et touchante qui a sa source dans le cœur, et à
laquelle la plus haute éducation n’a prêté
que des formes ; cet abandon presque familier de procédés
et de langage qui semble gagner en grâce et en séduction
tout ce qu’il veut bien perdre en dignité ; cette
affabilité exquise dont on oserait dire qu’elle
a l’air d’aimer et de demander qu’on l’aime
; et je subis bientôt cet ascendant sans l’expliquer,
car j’ignorais alors que j’obéisse au plus
invariable instinct de ma vie, et que le sentiment qui m’entraînait
avec tant de force fût le dernier effet de la secrète
destinée qui a voué mes plus vives affections
au malheur. Je le sus le 13 juillet.
Ce n’est pourtant pas sans inquiétude que je me
préparais à remplir les obligations qu’un
choix trop flatteur m’avait fait contracter, et que tant
de bonté me rendait si chères. J’avais entre
les mains ce récit sans prétentions, sans art,
sans parure (car la vérité des sentiments et la
propriété des expressions n’en sont pas
une) ; animé quelques fois par la puissance du fait ou
l’intérêt du souvenir, jamais par l’artifice
de la composition ; simple et nu comme la vérité,
mais facile, correct et pur comme la conversation d’un
homme éminent, parfaitement éclairé sur
les choses et les personnes dont il parle ; et c’était
là l’ouvrage qu’il fallait refaire ! Je n’étais
pas tout à fait étranger, peut-être, à
l’art trop commun et trop aisé de broder des périodes
sur une idée, jusqu’à ce que l’accessoire
ait fait entièrement oublier le principal ; de prêter
à l’heureux naturel d’un excellent langage,
toujours élégant d’ailleurs, je ne sais
qu’elle élégance factice et maniérée
dont il se passerait si bien ; de cacher à force de soins
le substantif sous l’épithète et le sens
propre sous la métaphore ; de suppléer à
l’intérêt absent de quelques jours moins
remplis que les autres par les digressions du rhéteur,
les dissertations de l’érudit ou les inventions
du romancier. Je me croyais aussi familier qu’un autre
avec ces ressources banales du métier d’écrire,
au moyen desquelles on embellit le vrai, qu’il ne faut
jamais embellir, sous peine d’être faux, et je me
sentais capable comme tout le monde de gâter ce qui est
bien, sous le prétexte de faire mieux. Mais cette profanation
d’un style admirablement spontané, que je trouvais
irréprochable, répugnait à ma conscience
d’écrivain, et j’allais me soustraire par
un refus respectueux au dangereux honneur de paraphraser un
bon texte pour le rendre mauvais, quand j’appris de la
bouche même du Prince, à travers les restrictions
que lui inspirait une défiance bien injuste de lui-même,
qu’il partageait en tout point ma manière de voir
sur la nature et la forme de l’ouvrage. Son plan excluait,
comme on l’a déjà vu, tout ce qui constitue,
sur le rapport du style, une composition d’apparat. «
Il n’y a ici, me dit-il, qu’un soldat qui parle
à des soldats, et qui, à défaut de grands
faits d’armes à leur raconter, prend plaisir à
les entretenir du moins de marches, d’étapes et
de campements. L’éloquence et la poésie
n’ont rien à démêler avec ce langage.
N’y voyez, je vous en prie, que le français peu
étudié du soldat voyageur, soumis par un acte
de déférence tout naturel à la critique
de l’académicien. – Et puis, quand on écrit
de soi et pour soi, on obéit trop souvent, sans la savoir,
à des préoccupations personnelles. Il faut bien,
sans doute, que j’apparaisse quelquefois dans le récit
de l’expédition des Portes de Fer, mais la plus
habile des combinaisons serait celle qui m’y tiendrait
le plus caché.
C’est tout le contraire pour les soldats. Je serais heureux
qu’ils s’y trouvassent partout. Le but de l’ouvrage
ainsi que je l’ai conçu est d’éveiller
à toutes les pages, dans l’esprit de mes braves
et chers compagnons, la réflexion du pigeon de la Fontaine.
Qu’ils disent : « …J’étais là
; telle chose m’advint, et le livre sera tout ce que j’ai
souhaité qu’il fût. »
Les devoirs de ma modeste collaboration (et je demande grâce
pour cette expression peu modeste, parce qu’elle est la
seule qui puisse rendre ma pensée) étaient tracés
trop nettement dans ces paroles pour me laisser le moindre doute
sur ce qu’ils exigeaient de moi ; je les embrassai avec
d’autant plus de ferveur qu’ils étaient tels
que je les avait compris, et je me livrai ardemment au travail,
rectifiant ça et là quelques erreurs de distraction
échappées à la précipitation de
la plume ; rétablissant où il le fallait l’ordre
et l’enchaînement de quelques faits, lorsqu’il
avait été interrompu par une impression passagère
et sans importance ; élaguant de temps en temps quelques-uns
de ces ornements étrangers au sujet, dont le Prince ne
se défiait pas sans raison, car sa belle imagination,
nourrie d’études charmantes, ne les évitait
pas toujours, et c’était celui de mes soins qui
me coûtait la plus, comme c’était celui sur
lequel il insistait davantage. Un jour que je cherchais à
lui dissimuler par l’adresse de la lecture un de ces traits
vifs et pittoresques, mais un peu hors-d’œuvre, dont
le goût de l’historien doit peut-être se défendre,
et que toutefois le goût du critique le plus sévère
n’oserait pas effacer : « Arrêtez, mon cher
Nodier, me dit-il, n’êtes vous pas trop poète
? » Ce joli passage, répondis-je, est tout entier
de la plume de Monseigneur. Je n’ai fait que la copier.
« Alors, reprit- il en riant, ne suis-je pas trop poète
? » – Et le passage disparut.
Je ne rapporterai qu’un exemple de ce genre de sacrifice,
auquel je me soumettais rarement sans regret, mais dont le tact
infaillible de l’auteur finissait toujours par me démontrer
la nécessité. Dès la première page
du journal, et quand le bâtiment qui emportait le Prince
commençait à s’éloigner de Port-Vendres,
il avait écrit ces lignes aimables et touchantes que
ma mémoire doit avoir exactement conservées :
« Je suis resté longtemps sur le pont, les yeux
tournés vers la ville, et attachés à une
fenêtre du château où s’agitait un
mouchoir blanc. Tout avait cessé d’être visible
que je regardais encore. » A cet endroit de la lecture,
le Prince m’interrompit : « Je n’ai pas oublié
cette impression, me dit-il d’une voix émue, et
je l’ai retracée comme je l’éprouvais.
S’il m’était arrivé de la manifester
à haute voix, elle aurait trouvé alors de la sympathie
parmi les voyageurs, car il en était quelques-uns qui
laissaient comme moi leurs plus chères affections au
rivage. Aujourd’hui, je suis revenu et revenu sans eux.
Je jouis du bonheur que nous avons regretté ensemble,
et qu’ils regrettent toujours. C’est une réflexion
amère qu’il faut épargner à leur
sensibilité. Quand j’écrivais ceci, j’écrivais
pour moi. Rappelons-nous maintenant que nous écrivons
pour eux. »
Quelquefois au contraire, au lieu d’une circonstance
à supprimer, c’était un fait particulier,
un trait de détail, un nom propre omis dans le premier
travail , qui venait se présenter à son ordre
et réclamer une place. Quoique je me sois déjà
trop souvent exposé à faire parler M. le duc d’Orléans,
et que je ne puisse garantir partout l’infaillibilité
sténographique de mes souvenirs, je ne saurais me défendre,
de rapporter un exemple aussi de ce genre de changements, et
on me dispensera aisément de dire pourquoi il m’a
profondément touché. Le Prince s’était
contenté de marquer, en passant à Sidi-Feruch,
que ce lieu était immortel par le débarquement
de l’armée française en 1830 : « A
Sidi-Feruch, s’écria-t-il, l’armée
française avait un général dont il est
permis de passer le nom sous silence, quoique l’histoire
n’ait aucun besoin qu’on le rappelle. M. de Bourmont
s’y couvrit de gloire, et sa gloire, hélas ! Continua-t-il
avec attendrissement, lui a coûté assez cher :
il l’a payé du sang d’un fils. »
...
Ici la mort a interrompu l’écrivain. Cette préface,
où notre noble et illustre Prince recevait de M. Charles
Nodier un si délicat hommage, restera comme le dernier
monument de ce charmant esprit. Ce monument est à la
fois littéraire et historique ; nous avons cru devoir
le respecter religieusement, n’y rien retrancher, ni rien
ajouter. On comprendra notre réserve, on l’approuvera
sans nul doute. Nous donnons donc, telles que M. Charles Nodier
les a laissées, ces quelques pages exquises, pleines
de bonne grâce, de bonhomie et de charme, achevées,
mais non finies.
|