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EPUIS treize ans nos armées foulent en tout sens le sol de l’Algérie ; depuis treize ans la France essaie à son tour d’imposer sa civilisation à cette contrée, qui ne s’est jamais appartenue, et qui néanmoins s’est toujours montrée rebelle aux dominations étrangères; depuis treize ans enfin cette conquête et notre occupation soulèvent à la tribune et parmi les publicistes les plus vives discussions. Naguère encore, malgré nos victoires, on doutait de la conservation de l’Algérie; quand une voix auguste, noble interprète de la volonté nationale est venue dissiper ces alarmes « Cette terre doit être désormais et à toujours française, » a dit le roi aux chambres réunies. « Mais, se sont écriés les esprits inquiets, pourquoi notre droit de conquête n’a-t-il pas encore obtenu la sanction des cabinets de l’Europe ? » A ce reproche, la France a montré la Méditerranée purgée des pirates et les nations affranchies par ses armes du tribut honteux qu’elles payaient aux barbares; puis elle a soulevé l’immense linceul qui recouvre ses milliers d’enfants ensevelis sur la terre d’Afrique ... Voilà ses titres de possession qui oserait les lui contester ? Qui pourrait lui en donner de plus authentiques ?

Mais là ne s’arrêtent pas les récriminations des détracteurs de cette grande œuvre. Pourquoi, disent-ils encore, après treize années de combats. Sommes-nous si peu avancés? Pourquoi toujours des ennemis à vaincre, des insurrections à étouffer? Pourquoi, après tant de sacrifices d’hommes et d’argent, ne voyons-nous s’élever sur cette terre arrosée de tant de sang aucun établissement fort et durable?"

Nous entreprenons aujourd’hui, pour notre part, de répondre à ces accusations, en publiant l’histoire complète de l’Algérie ancienne et moderne; car, avant la conquête comme depuis l’occupation, aucune étude sérieuse n’a été faite sur les dominations qui ont précédé la nôtre dans l’Afrique occidentale, et c’est parce que l’on a ignoré le passé que l’on se laisse si facilement aller à accuser le présent.

Comment les Carthaginois étendirent-ils leur domination dans l’Afrique occidentale? Par quel ingénieux système de colonisation firent-ils concourir les tribus libyennes à leur commerce, à leurs conquêtes ? Comment, à leur tour, les Romains s’emparèrent-ils de ces éléments organisés pour détruire Carthage? Comment ces peuples, qui depuis sept cents ans paraissaient façonnés à la civilisation phénicienne, acceptèrent-ils ensuite celle de Rome? Comment, après quatre siècles de soumission apparente, les vit-on passer presque sans résistance sous le joug des Vandales, puis sous celui des Gréco Byzantins, et enfin se laisser confondre dans le flot arabe qui leur imposa son langage et ses croyances?

Ce sont toutes ces révolutions que nous avons entrepris d’étudier et que nous essaierons d’expliquer travail difficile, mais fécond en enseignements de plus d’un genre, surtout en rapprochements du plus haut intérêt; car cette même terre où la France voit chaque jour se former et grandir de braves soldats, d’intrépides capitaines, des généraux illustres, fut aussi le théâtre des mémorables batailles que se livrèrent Scipion et Hannibal; c’est là que César vint cueillir le dernier fleuron qui manquait à sa couronne de triomphateur du genre humain; c’est là que les factions de Rome, qui se disputaient l’empire du monde, vinrent vider leurs grandes querelles; c’est là que mourut Caton; c’est là que Pompée, Marius et Sylla consolidèrent leur gloire. Massinissa, le roi de Constantine, le fidèle allié des Romains, ainsi que ses descendants les Micipsa, les Juba, sont les types de ces chefs arabes qui, épris aujourd’hui de la supériorité de notre civilisation, se sont sincèrement ralliés à nous. Abd El-Kader, c’est Jugurtha, c’est Tacfarinas, c’est Firmus ; car en Afrique les hommes sont toujours les mêmes, les noms seuls ne font que changer; Abd-El-Kader est le successeur de tous ces esprits inquiets et ambitieux qui, à différentes époques, rêvèrent une suprématie nationale et indigène, utopie à ~a réalisation de laquelle s’opposent toujours le morcellement des tribus africaines, leurs mœurs égoïstes et leur caractère envieux.

La période arabe nous fera assister à ce magnifique déploiement de la civilisation d’Orient, qui de l’Afrique envahit l’Espagne, et ne s’arrêta qu’aux plaines de Poitiers, grâce aux efforts de la France et aux victoires de Charles Martel. Nous suivrons tour à tour les Arabes et les Maures dans leurs conquêtes intérieures et dans leurs expéditions au dehors en Sicile, en Italie, sur les côtes de notre belle Provence, où existent encore tant de traces de leur passage. Puis viendra la période turque, qui répandit de nouveau les ténèbres sur les institutions sociales de cette partie de l’Afrique; époque où l’ignorance du plus grand nombre était la condition de puissance pour une minorité ambitieuse, et où la loi du plus fort, devenant la loi suprême, constituait en principe la plus hideuse tyrannie.

Enfin nous arriverons à l’ère, nouvelle que nous ne craignons point d’appeler bienfaisante; car l’un des peuples les plus civilisés de la terre a pris définitivement possession de l’Algérie, non-seulement pour répandre sur cette contrée les lumières qui fécondent à la fois le sol et l’intelligence, niais avec l’espoir aussi que les institutions importées dans ce pays franchiront les limites imposées au territoire que nous occupons, et que, dans un avenir prochain, cette immense côte qui tait face aux régions européennes pourra se trouver avec celles-ci dans une intimité de rapports que déterminera leur conformité d’habitudes et d’idées. Nous examinerons avec soin la marche progressive de nos armes, de notre administration, de nos travaux dans cette contrée; et de l’expérience des faits accomplis nous déduirons les résultats que l’on est en droit d’espérer pour l’avenir.

Dans un livre où domine l’histoire d’événements contemporains, nous avons dû nous mettre en garde contre l’esprit de parti, et ne rien sacrifier à des préventions de personnes ou d’opinions. L’impartialité a été notre principal guide; et si parfois nous avons déversé le blâme sur les actes du gouvernement ou sur ceux de ses agents, nous avons toujours obéi à des convictions puisées dans l’étude approfondie des hommes, des circonstances et des faits.

Nous avons foi dans la bonté de notre travail, non-seulement parce que nous lui avons voué une étude suivie et consciencieuse, mais encore parce que nous nous sommes aidé, et il ne pouvait en être autrement, de tout ce qui a été dit et écrit de mieux sur le sujet que nous traitions. Pour les temps anciens, Pline, Salluste, Tacite, Procope, nous ont fourni d’abondants renseignements, auxquels sont venus se joindre les travaux que les écrivains modernes ont consacrés à ces mêmes époques, MM. Villemain, Dureau de La Malle, Saint-Marc Girardin, D’Avezac. M. de Perrodil, que recommandent ses Études épiques ainsi qu’une élégante traduction des poésies de saint Grégoire de Naziance, a bien voulu aussi mettre à notre disposition un travail historique préparé de longue main sur l’Algérie ancienne. Les historiens espagnols, Marmol, Sandoval, Haédo, Conde, nous ont fourni de précieux matériaux sur la période arabe, que nous avons complétés au moyen des chroniques nationales. Pour la période turque, les documents ont été plus certains MM. Sander-Rang et Ferdinand Denis, avec leur monographie des Barberousse, si précise, si exacte, nous ont permis d’aborder sûrement cette époque sans contredit la plus intéressante des annales d’Alger; puis sont venus nous offrir leur concours M. de Rotalier, avec son Histoire de la piraterie des Turcs dans la Méditerranée, et M. Walsin Estherazy, auteur de récits fort intéressants sur la domination turque dans l’ancienne régence.

Parvenu enfin à l’époque de la conquête de 1830, les journaux, les mémoires, les souvenirs, les ordres du jour des officiers, des généraux et des gouverneurs, nous ont fourni une abondante moisson de documents. Le lieutenant-général Desprez, le capitaine Rozey, le général Duvivier, le colonel Lapène, le général de l’Étang, le capitaine de Prébois, le baron de Latour du Pin, et surtout le colonel Pellissier avec ses Annales algériennes si pleines de faits, si riches d’observations, ont été nos principaux guides; les publications du général Bugeaud ne nous ont pas été moins utiles; puis sont venus les voyageurs, les savants, les économistes, qui nous ont apporté les tributs de leurs recherches MM. Baude, Blanqui, Berbrugger, Aristide Guilbert, Enfantin, sont devenus souvent nos auxiliaires. Mais un ouvrage qui nous a été d’une grande utilité, et auquel nous devons une mention toute spéciale, c’est le Tableau de la situation des établissements français dans l’Algérie, publié chaque année, depuis 1838, par les soins du ministre de la guerre. Là se trouvent consignés, non-seulement l’histoire contemporaine de l’Afrique française, mais un grand nombre de mémoires sur divers sujets se rattachant tous à ces possessions. Plusieurs officiers de l’armée ont pris part à ces travaux scientifiques, tandis que d’autres, se livrant avec succès à la culture des arts, ont fourni à l’illustrateur de ce livre, M. Raffet, des indications sûres qui lui ont permis de donner à ses compositions la précision et la vérité qui en augmentent encore le mérite. M. d’Estienne de Lioux, chef de bataillon au 58e, a mis à sa disposition son album, riche en costumes et en sites dessinés sur place; MM. de Neveu, capitaine d’état-major, et Pourcet, aide de camp du général Changarnier, lui ont fourni aussi des croquis et des Renseignements non moins utiles. Qu’ils reçoivent donc tous ici, ces hommes dévoués, artistes, savants et voyageurs, l’expression de notre vive reconnaissance; car sans leur concours il nous eût été impossible de mener à bonne fin l’entreprise que nous avions conçue.

Dans une oeuvre aussi rapide que la nôtre, nous avons été souvent obligés, surtout dans la dernière période, de passer sous silence bien des faits isolés, d’omettre bien des détails. Pour suppléer à cette lacune, nous donnons sous forme d’appendice la biographie de tous les régiments qui ont pris part aux travaux et aux conquêtes que l’armée française a accomplis en Algérie depuis treize ans. Ce tableau, d’une exactitude rigoureuse, relevé sur les documents officiels que M. le duc de Dalmatie, ministre de la guerre, a bien voulu faire mettre à notre disposition, répondra à toutes les exigences, réparera toutes les omissions, et assignera à chacun la juste part qui lui revient.